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Trois cent millions de lieues au-dessus des mers

Michel Lefebvre et Bruno Voituriez, juin 2005 - Texte publié dans la revue Nautilus, numéro hors série "Jules Vernes et la Mer

Le Capitaine Nemo est mort en octobre 1868. Le Nautilus, son cercueil, repose au fond des mers. Avant de lui fermer les yeux, et à la demande du Capitaine, l’Ingénieur Cyrus Smith eut avec lui un entretien en tête à tête dont il garda secrète la teneur jusqu’à ce qu’il en fit part à Jules Verne.

L’ultime entretien du Capitaine Nemo avec Cyrus Smith

Je vous ai observé, vous et vos compagnons, sur cette île depuis votre arrivée il y a trois ans. Je sais que je puis vous faire confiance et vais vous charger d’une mission. Tout au long de ces années de navigation et d’exploration avec le Nautilus, puis de réclusion sur cette île, j’ai eu le temps de réfléchir aux meilleurs moyens pour l’homme de découvrir la planète sur laquelle il vit. Cette curiosité me vint de la fréquentation que je fis il y a une vingtaine d’années à Paris de la «Société des Argonautes» de mon ami Jacques Arago, infatigable voyageur malgré une précoce cécité. C’est en pensant à lui que j’ai rédigé toute une série de mémoires sur les nouveaux moyens que la science va nous permettre de développer pour explorer et comprendre la planète qui nous héberge. Jacques Arago, malheureusement, est mort et je ne sais ce qu’il est advenu de la Société des Argonautes. Mais vous venez de m’apprendre que Monsieur Jules Verne avait fait un récit passionnant du séjour que firent à bord du Nautilus le Professeur Aronnax et ses compagnons. Le jeune Verne était assidu à la Société des Argonautes où je l’ai rencontré plusieurs fois. J’ai pu apprécier son talent de jeune écrivain, son enthousiasme pour les récits de Jacques Arago, sa curiosité pour les choses scientifiques et son amour de l’océan que nous partagions. Je pense qu’il saura faire le meilleur usage de ces quelques mémoires que j’aurais été chagriné d’entraîner avec moi dans la mort faute de pouvoir les confier à une personne de confiance. Je pense que la qualité et les performances du Nautilus à bord duquel vous êtes en ce moment vous convaincront qu’il ne s’agit pas d’élucubrations fantaisistes. Aussi, cher ami, vous serai-je reconnaissant, à votre retour, de bien vouloir transmettre en mains propres à Monsieur Verne l’enveloppe que vous trouverez dans ce coffre dont le code est ARGO. Je voudrais y joindre un mot à Monsieur Verne, passez moi s’il vous plaît une feuille de papier et l’encrier. 

Le billet du Capitaine Nemo à Jules Verne

Cher ami, 

Vous vous souvenez, je l’espère, du prince indien avec qui vous échangeâtes à la Société des Argonautes de Jacques Arago. J’ai l’intuition que narrant dans Vingt Mille lieues sous les mers les aventures du Professeur Aronnax vous avez reconnu qui se cachait derrière le Capitaine Nemo. Oui le prince Dakkar est devenu le Capitaine Nemo. Je vous demande de prêter foi au récit que l’Ingénieur Cyrus Smith, porteur de ce message, va vous faire de son aventure à l’île Lincoln et de notre rencontre. Il vous remettra aussi un pli contenant le fruit de mes réflexions durant ma réclusion solitaire à bord du Nautilus enfermé dans l’île Lincoln. J’eusse aimé vous en faire part moi-même mais j’arrive au terme définitif de mon voyage et n’en suis d’ailleurs pas mécontent. Je vous laisse toute liberté d’utilisation de ces mémoires, je sais qu’ils sont en de bonnes mains. Adieu.

Capitaine Nemo 

Mémoire du Capitaine Nemo sur la difficulté d’une observation intelligente de l’océan.

Jules Verne utilisa nombre des idées du Capitaine Nemo et notamment celle de l’Albatros dans Robur le Conquérant. Il n’utilisa pas, en revanche, le mémoire sur l’observation intelligente de l’océan, sans doute le plus audacieux. Peut-être le trouva-t-il irréaliste et dénué de toute perspective ou plus vraisemblablement se rangea-t-il à cette réserve de Nemo lui-même qui en préambule du mémoire écrivit : «Il ne faut rien prématurer, pas même le progrès. La science ne doit pas devancer les mœurs. Ce sont des évolutions, non des révolutions qu’il convient de faire. En un mot, Il faut n’arriver qu’à son heure». Surprenante prudence sous la plume du Capitaine Nemo que Jules Verne a sans doute fait sienne puisqu’il a reproduit mot pour mot ce préambule dans les adieux de Robur aux citoyens des Etats-Unis.

Voici l’essentiel de ce mémoire : 
J’ai navigué des années durant avec le plus rapide des vaisseaux qui se puisse imaginer. J’ai parcouru en tout sens tous les océans, du nord au sud, de l’est à l’ouest et de la surface au fond. J’y ai fait des mesures innombrables que personne n’avait imaginées. Mobilis in Mobili (mobile dans l’élément mobile), telle était ma devise. Maintenant, seul à bord du Nautilus devenu immobilis in immobili, ayant rassemblé toutes ces observations je m’interroge : que sais-je de l’océan? Je dispose d’infiniment plus de données que n’en avait monsieur Maury pour écrire son ouvrage : The physical geography of the Sea mais que pourrai-je ajouter à sa description? Bien peu de chose. Ceci cependant : l’océan forme un tout que l’on ne peut pas compartimenter et ses propriétés ne cessent de varier.

Image Nautilus 2005 HS n°1 David T. Sandwell 

Les fonds des océans, avec l'observation spatiale, commencent à révéler la géographie, mouvementée, avec montagnes et gouffres de leurs fonds.

Le Gulf Stream par exemple que Monsieur Maury compare à une conduite de chauffage central amenant les eaux chaudes du Golfe de Mexique aux côtes de l’Europe : j’y suis passé des centaines de fois j’y ai multiplié les mesures de température et de vitesse en améliorant sans cesse leur précision. Jamais au même point je n’ai trouvé les mêmes valeurs à quelque intervalle de temps que ce soit. Puis-je raisonnablement dire que je connais vraiment le Gulf Stream si je ne suis pas capable au même moment de dire exactement où il s’écoule à quelle vitesse et avec quelle température il quitte le Golfe de Mexique et au même moment entre en mer de Norvège? Même avec mon Nautilus qui, pourtant file cinquante nœuds, pour aller de la Floride à la Norvège il me faut, ou plus exactement hélas il me fallait, sans ralentir un seul instant plus de cinq jours. A l’arrivée le Gulf Stream n’est plus ce qu’il était au départ. Que dire alors de l’ensemble de l’océan si changeant?  

Dans ma solitude ce constat parfois me déprime et j’enrage de ne pouvoir reprendre la mer, de ne pouvoir parcourir à nouveau l’océan en tout sens et d’y multiplier inlassablement les mesures. Mais à quoi bon me dis-je, même si , par je ne sais quel phénomène, le niveau de l’océan venait à monter suffisamment pour me faire retrouver la haute mer jamais, même avec dix, cent, mille Nautilus je ne pourrai embrasser à un moment donné la totalité de l’océan. Mieux vaut réfléchir à un autre système. Ce que je fis.

Je regardais souvent, en rêvant, le globe terrestre de mon bureau et le faisait tourner lentement. Mers et continents défilaient alors devant mes yeux. Voilà me dis-je le point de vue qu’il faudrait. Sortant à l’extérieur par une nuit de pleine lune je contemplais notre luminaire y découvrant, à travers ma petite lunette , ses monts et cratères, ses zones d’ombre et de lumière. Quelle chance me disais-je ont les astronomes d’avoir ainsi, sous les yeux de leurs puissants télescopes, la totalité de l’astre qu’ils étudient. Et si, pensais-je encore, il y avait un océan sur la lune, n’en discernerais-je pas aussi les mouvements, les marées et les variations? S’il en est ainsi la réciproque doit être vraie également et avec un télescope sur la lune ne pourrais-je pas surveiller tout à mon aise les variations de l’océan terrestre ? Je ruminais cette idée mais me souvins que de même que de la terre la lune ne se laisse voir qu’épisodiquement et partiellement sur une lunaison, vue de la lune, pareillement, la terre à ses phases d’obscurité et d’éclairement. Je laissai mon esprit vagabonder et braquai ma lunette vers Jupiter dont j’aimais à suivre le mouvement des satellites : minuscules points là-bas au fond du ciel. La solution alors me vint en m’imaginant tournant autour de la terre avec ma lunette et la regardant comme je venais de me reposer l’esprit en regardant de la terre la lune et Jupiter.

Au-delà des ballons et des aéronefs il faut voir plus loin encore et envoyer dans l’espace des observatoires tournant autour de la terre comme les satellites autour de Jupiter. 

Image Nautilus 2005 HS n°1,Nasa/GSFC/METI/ESDARC/SAROS/et US-Japan Aster Science Team.

Un rêve pour Némo: survoler les Maldives, ces terres si proches de son Inde natale. Dans son Nautilus, il ne pouvait imaginer une telle beauté.

L'Afrique, un continent entier vu du ciel. Un paysage que Jules Vernes aurait pu décrire dans de la Terre à la Lune. C'est possible et je le démontre en m’appuyant sur les calculs de Monsieur de Laplace dans sa Mécanique Céleste (La démonstration, très détaillée, n’est pas reprise ici).
Je reviens à l’océan. Comme je l’ai dit, je rêve parfois d’un phénomène qui faisant monter le niveau de l’océan me permettrait de reprendre ma navigation. Illusion, je le sais, car seul et vieillissant comment pourrai-je manœuvrer le Nautilus ? Mais je pris alors conscience de quelque chose que je savais sans doute mais dont je n’avais pas compris encore l’importance : la surface de l’océan n’est pas horizontale. Le niveau de la mer varie sans cesse et n’est pas le même d’un point à un autre. Les marées nous sont familières qui amènent sur les côtes des différences de niveau de plus de dix mètres. Nous voyons par gros temps la mer se creuser jusqu’à provoquer des vagues de quinze mètres de haut. Enfin le Gulf Stream lui-même n’est-il pas le résultat de la différence du niveau de la mer plus élevé de 10 pouces dans le Golfe du Mexique que dans l’Atlantique de l’autre côté de la Floride ? J’en ai maintenant la conviction : à tout mouvement de l’océan correspond une différence de niveau de sa surface et celui qui serait capable à un moment donné de connaître en tout point la hauteur de la surface de l’océan en connaîtrait du même coup tous les mouvements et serait capable de les prévoir. On sait depuis les observations que Monsieur Römer fit des satellites de Jupiter que la lumière se propage à une vitesse déterminée. Ne peut-on imaginer un pinceau lumineux produit sur un satellite observatoire qui après réflexion à la surface de la mer reviendrait à son point de départ comme le fait l’écho quand il nous renvoie le son de notre voix ? De son temps de parcours on pourrait déduire la distance qui sépare le satellite de la surface de la mer et donc les différences de son niveau d’un point à un autre. Mais j’arrive là à la limite de ma science et je regrette de n’avoir pu prendre connaissance des très récents travaux de Monsieur Maxwell sur la lumière qui, j’en suis certain m’auraient beaucoup appris sur le sujet. Les choses doivent certes venir à leur heure : dans cent ans peut-être ! Mais il faut toujours anticiper : le futur doit venir en aide au présent pour qu’il prépare l’avenir.

Image Nautilus 2005 HS n°1, NASA-Norman Kuring MODIS Ocean team.
Le fameux Gulf Stream, cher au Capitaine Nemo,est trahi par sa température, relevée par le satellite.

Cent ans après : la conférence de Williamstown(1969)

L'année de Géophysique Internationale de 1957-1958 fut le premier programme d’étude globale de la Terre physique dans toutes ses composantes : terre solide, atmosphère, océan, cryosphère. La période choisie n’était pas neutre : elle correspondait à un maximum de l’activité solaire. Heureux concours de circonstance : la compétition russo-américaine de la guerre froide fit que les premiers satellites furent lancés à ce moment là : Spoutnick en octobre 1957, Explorer 1 en janvier 1958. L’ère spatiale commençait sans que malheureusement les scientifiques aient anticipé les extraordinaires possibilités que l’observation de la Terre depuis l’espace allait leur offrir. Ainsi souvent la technologie précède-t-elle la science et les scientifiques n’apprécient pas toujours de devoir revoir leurs méthodes et concepts que les nouveaux systèmes d’observation pourtant imposent. Il fallut onze ans pour que 80 chercheurs et ingénieurs, réunis en juillet 1969 à Williamstown à l’initiative de la NASA proposent un «Earth and ocean physics applications programme»  à partir duquel allaient se construire dans les trente années suivantes les projets spatiaux consacrés à l’étude de la planète Terre. L’océan devenait un objectif prioritaire : on avait pris conscience du rôle essentiel qu’il joue dans la dynamique du climat. L’altimétrie satellitaire (la mesure du niveau de la mer à l’aide d’un radar embarqué sur satellite) est née du colloque de Williamstown. 
Le premier altimètre fut embarqué en 1973 sur Skylab qui faisait le tour de la Terre en 80 minutes. Suivirent Seasat qui ne vécut que trois mois en 1978, GEOS 3(dont les données étaient classifiées), GEOSAT en 1985, ERS 1 en 1991, ERS 2 en 1995.

Topex-Poseidon

Il faudra attendre 20 ans pour optimiser le système et obtenir la précision requise pour l’étude de la circulation océanique : la mesure du niveau de la mer au centimètre prés depuis un satellite à 1200 Km d’altitude. Ce fut le satellite franco-US  Topex/Poseidon  lancé le 10 août 1992 et resté opérationnel jusqu’en 2004. Topex/Poseidon c’est trois cent millions de lieues au-dessus des mers. Jason 1 lancé en 2001 a pris la suite, Jason 2 suivra en 2006 ou 2007. 

Qu’a-t-on tiré de cette expérience sans précédent ?

  • Une cartographie précise des reliefs sous marins : les grandes rides océaniques et les monts sous marins qui impriment leur marque sur le niveau de la mer par les anomalies de gravitation qu’elles induisent.

  • Des mesures directes des marées océaniques qui permettent maintenant de les modéliser avec une très grande précision.

  • Des cartes globales de la vitesse du vent en mer et de la hauteur des vagues.

  • La mesure des grands courants océaniques et de leurs variations. Topex/Poseidon a « vu » le phénomène El Niño 1997/1998 naître, se développer et mourir. On en connaît maintenant le mécanisme et l’on peut prévoir son occurrence quelques mois à l’avance.

  • Une connaissance de la structure tourbillonnaire de l’océan que l’on peut maintenant modéliser de manière opérationnelle pour les besoins de la navigation sous-marine.

  • La mesure de l’élévation moyenne du niveau de la mer associée au réchauffement global : 2.8 mm par an en moyenne entre 1993 et 2004.

Image Nautilus 2005 HS n°1,  CNES/NASA

Les satellites ont apporté la preuve, par l'image que l'océan n'était pas plat. Les variations de  couleurs marquent différentes hauteurs d'eau.

Finalement grâce à l’altimétrie le grand rêve des océanographes que l’on a prêté ici au Capitaine Nemo est en passe de se réaliser : prévoir l’évolution de l’océan dans sa totalité de manière opérationnelle comme on le fait pour l’atmosphère. 

C’est ce que fait d’ores et déjà de manière expérimentale le Groupement Mercator de Toulouse qui, assimilant les données altimétriques dans des modèles numériques, établit régulièrement des prévisions à quinze jours de l’océan (température, salinité, vitesse à plusieurs profondeurs et épaisseur de la couche homogène de surface) avec une maille de 1/15 °.

Soyons optimistes et faisons le pari qu’il n’ y aura pas d’interruption après Jason 2 et que la décision de mettre en place une océanographie opérationnelle garantissant la continuité des mesures sera prise en temps utile. 

Il faut savoir anticiper disait le capitaine Nemo.

Remerciements à Christophe Agnus qui a autorisé cette publication.

 

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