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Le Monde du 4 juillet 2004 

 

Le journal Le Monde livre régulièrement des points de vue sur le Changement Climatique  qui reflètent bien les controverses en cours.

 

C'est ainsi que le journaliste Éric le Boucher a publié le 4 juillet dernier un article dans la rubrique "Économie" : "Le protocole de Kyoto est moribond, achevons-le !"
Ce titre incisif a suscité une réaction de notre ami Jean Jouzel, membre éminent de la communauté scientifique.

Pour éclairer le débat et avec son aimable autorisation nous la publions ci-dessous:

La pluralité des points de vue présentés dans le Monde par les collaborateurs et par les lecteurs de votre journal est tout à son honneur. Le débat sur le réchauffement climatique lié aux activités humaines - en premier lieu à l’utilisation des combustibles fossiles, pétrole, gaz naturel et charbon - et sur les mesures à prendre pour limiter l’augmentation de l’effet de serre qui y est associée, en offre un bel exemple. Tandis que les chroniqueurs scientifique s’appuient largement sur le diagnostic apporté par la communauté des climatologues à travers le rapports du GIEC, le Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Changement Climatique, dont le sérieux est unanimement reconnu, Eric Le Boucher cite, dans un article paru dans votre édition des 4 et 5 Juillet, l’ouvrage de Bjorn Lomborg « l’écologiste sceptique » récemment publié dans sa version française. J’aimerais attirer l’attention sur le véritable tour de passe-passe auquel se livre cet auteur lorsqu’il traite du protocole de Kyoto, qui, rappelons-le, vise, sur la période 2008-2012, à réduire les émissions de gaz à effet de serre des pays développés, de 5% en moyenne par rapport à leur niveau de 1990.
Lomborg affirme que les efforts exigés par le protocole ne serviraient à rien et qu’ils coûteraient très cher à nos sociétés. Selon lui, ils ne diminueraient le réchauffement que de 0,15 °C ce qui ne retarderait la hausse des températures que de 6 ans. Ces chiffres font mouche mais la façon dont ils sont obtenus mérite d’être éclaircie. Ils s’appuient sur une simulation climatique dans laquelle deux scénarios d’émission de gaz carbonique sont utilisés. Dans le scénario de référence, l’utilisation annuelle de carbone passe de sa valeur actuelle proche de 7 milliards de tonnes à 20,6 milliards à la fin du siècle. Dans le second scénario, les accords de Kyoto sont respectés entre 2008 et 2012 puis les émissions repartent au même rythme que pour celui de référence, avec en 2100 des émissions qui atteignent 19,5 milliards de tonnes. Lomborg ne s’étend pas sur cet aspect, mais au moins il est en accord avec la communauté scientifique pour laquelle l’application du protocole n’est qu’un tout premier pas. Là où il dérape, c’est lorsque, dans le même paragraphe de son livre, il affirme « qu’à partir de 2050, nous paierons 2% du Produit Intérieur Brut (PIB) pour réduire le gaz carbonique ». Et là il abuse doublement le lecteur. En premier lieu, comment peut-on imaginer que des mesures limitées à la période 2008-2012 puissent avoir encore un coût dans près de 100 ans ; En fait les coûts cités par les économistes du GIEC correspondent à des objectifs de stabilisation dont la plupart requièrent des niveaux d’émission inférieurs à 5 milliards de tonnes de carbone en 2100. Et puis, Lomborg choisit systématiquement la fourchette haute des estimations : le GIEC estime qu’en moyenne sur un ensemble de scénarios la réduction du PIB sera maximum en 2050 (1,5 %) et commence à décliner en 2100 ; mais surtout en 2010, en pleine application du protocole, la réduction du PIB pourrait être inférieure à 0, 2 % pour les pays de l’OCDE. Comme d’autres, Eric Le Boucher s’est fait prendre au piège Lomborg.
Nous sommes donc loin des 2%, qui même s’ils étaient exacts, auraient pour conséquence de n’avoir en 2100 retardé le développement de l’économie mondiale que d’une année…. Et en face l’économiste, le climatologue redit l’absolue nécessité de stabiliser l’effet de serre, et ce à un niveau le plus proche possible de sa valeur actuelle. Jugeons-en plutôt. Si nous suivons cette trajectoire qui nous emmène vers 20 milliards de tonnes de carbone par an, notre climat pourrait, en moyenne, être 3°C plus chaud qu’actuellement. Cela peut paraître anodin mais représente en fait une bonne moitié du réchauffement qu’a connu la Planète depuis la dernière période glaciaire, et donc un changement climatique majeur. Et puis 3°C en moyenne, ce sont probablement 4 à 5°C sur notre pays, car les continents se réchauffent plus vite que l’océan ; à partir de 2050, environ un été sur deux serait plus chaud que l’été 2003 qui deviendrait alors la norme. Avec entre autres conséquences, une disparition notable de nos glaciers alpins, une diminution de la saison d’enneigement et une modification des précipitations et de l’évaporation, qui, par exemple, risquerait de conduire à un assèchement progressif du pourtour méditerranéen. 
Mais dans mon esprit, il y a pire. Du fait de la grand inertie thermique de l’océan nous laisserions aux générations futures, une véritable bombe à retardement liée à l’élévation inéluctable du niveau de la mer dont une partie est liée à la dilatation des océans qui résulte de leur réchauffement progressif. Si cette contribution est de 50 cm à la fin du siècle, elle se poursuivrait à ce rythme ou presque pendant plusieurs siècles même en cas de stabilisation de l’effet de serre. Et puis, le Groenland est une calotte relativement fragile à des latitudes où le réchauffement devrait être amplifié. Sa fonte partielle pourrait contribuer pour un à deux mètres supplémentaires d’ici le milieu du millénaire. Si bien qu’à cette échéance, les océans pourraient, de par notre comportement au cours du XXIème siècle, aller inexorablement vers des niveaux de 4 à 5 mètres plus élevés qu’actuellement. En fait c’est notre comportement au cours des prochaines décennies, disons jusqu’au milieu du siècle car pour stabiliser il faudra ensuite que les émissions diminuent, qui décidera largement du niveau de la mer dans quelques siècles. C’est un argument très fort en faveur d’une maîtrise des émissions des gaz à effet de serre qui dans un contexte de développement durable soit la plus rapide possible et donc de la mise en oeuvre du protocole de Kyoto.
Il y a maintenant 35 ans, je commençais une thèse sur l’étude de la formation de la grêle. L’espoir était alors que des méthodes de prévention de ce fléau naturel puissent être rapidement développées ; il n’en a rien été. Cet exemple pourrait nous faire réfléchir. Même si je crois au progrès, je réfute l’idée qu’en matière de climat il puisse seul apporter la solution aux dégâts du progrès. Les manipulations climatiques que certains évoquent déjà, comme le contrôle de la quantité d’énergie que nous envoie le soleil à l’aide de miroirs, d’aérosols envoyés dans l’atmosphère ou à travers une modification des propriétés des nuages, font tout simplement froid dans le dos. Pour les climatologues tout plaide pour que le protocole de Kyoto soit mis en œuvre, et il me semble que beaucoup d’économistes partagent cette opinion.

Directeur de Recherches au CEA, Jean Jouzel dirige l’Institut Pierre Simon Laplace (IPSL). Il est membre du bureau du GIEC et vice-président de son groupe scientifique. Auteur avec Anne Debroise de « Le climat : jeu dangereux » paru chez Dunod.